Refonder l'État un enjeu historique

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Refonder l'État, un enjeu historique.Par Laënnec Hurbon
L'ampleur du désastre qu'est le séisme du 12 janvier est aujourd'hui connue.

Le choc est si puissant qu'il constitue un traumatisme profond pour les individus comme pour la collectivité.

Même si l'on se mettait à imaginer que, dans le court terme, le pays pourrait reprendre une vie normale grâce à l'afflux massif de l'aide internationale - ce qui me paraît peu probable -, les veines du pays resteraient encore ouvertes pendant plusieurs décennies, pour reprendre la formule d'Eduardo Galeano à propos de l'Amérique latine.

Des questions essentielles demeurent.

Quelle est la place réelle de la coopération internationale dans le relèvement du pays?

Peut-il penser son avenir en dehors de la perspective d'une reconstruction de l'État?

Et cette reconstruction est-elle possible si la communauté internationale doit prendre appui sur le seul gouvernement actuel?

Tout laisse à penser que nous serions en Haïti à l'an zéro de son histoire et qu'il devient difficile de vivre indéfiniment dans le seul ressassement des gloires passées de la guerre de l'indépendance..

Une rupture s'impose avec notre manière d'habiter le pays, mais cette rupture ne se produira pas automatiquement sur la seule base du choc brutal du séisme ni dans l'oubli de la situation qui prévalait avant la catastrophe.

La caractéristique principale de l'État haïtien a été son impuissance à répondre à un certain nombre de revendications de base exprimées depuis la chute de la dictature en 1986: scolarisation universelle (15 % seulement des écoles sont publiques et l'analphabétisme s'élève à environ 50 %), relance de l'enseignement supérieur et de la recherche, demande d'électricité et d'eau potable (38 % de la population y ont accès), demande de sécurité pour le citoyen et la propriété, lutte contre la corruption et l'impunité relative au vol des biens publics et aux actes de banditisme.

Emmuré dans la capitale qui regroupe le tiers de la population, l'État haïtien a abandonné les villes et les campagnes à elles-mêmes ; il a fonctionné comme un État à deux vitesses acceptant une sorte d'apartheid social avec une majorité d'Haïtiens comme citoyens de seconde zone. En effet, 5 % de la population disposent de 50 % de la richesse nationale, et 55 % vivent avec moins de 1 dollar par jour. On se souvient que les discours enflammés d'Aristide surfaient sur cette situation de misère des bidonvilles, dans lesquels vivent 1 500 000 Haïtiens à Port-au-Prince.

Qu'en est-il du régime de Préval juste avant le 12 janvier?

La contestation qui se radicalisait à l'université d'État suite à l'assassinat d'un professeur de la faculté des sciences humaines, leader des étudiants, juste une heure avant le séisme, commençait à s'étendre dans plusieurs secteurs.

Presque tous les partis politiques mettaient en question la légitimité du conseil électoral provisoire (CEP), reprochaient à l'exécutif son refus de reconnaître la moindre autonomie aux collectivités territoriales comme le prévoit la Constitution, et donc la volonté de centraliser toutes les décisions importantes depuis le palais national, comme par exemple la prolongation du mandat des députés au-delà des quatre ans prescrits.

Bref, cette politique partisane habillée du langage de la stabilité et de la continuité...

du pouvoir est une hypothèque qui pèse sur la nécessaire reconstruction de l'État. L'injection massive d'argent et de biens matériels (nourriture, médicaments, maisons préfabriquées, etc..), le redressement des murs des bâtiments publics ne peuvent suffire à remettre debout l'État effondré avec ses symboles (palais national, Parlement, ministères, direction des impôts, douane, etc.).

Pour penser la reconstruction de l'État en Haïti, il y a des conditions incontournables qu'il convient de mettre en place face à la situation absolument inédite créée par le séisme.

1. Tout d'abord, le silence total du gouvernement et son désarroi dans les premiers jours de la catastrophe sont symptomatiques d'un État imprévoyant, pourtant averti de l'imminence du tremblement de terre.

Certes, vu sa magnitude, celui-ci aurait causé de toute façon des dégâts importants ; mais la population a ressenti qu'elle était livrée à elle-même sans recours.

L'aide internationale peut-elle produire des effets positifs durables en s'appuyant sur un partenaire défaillant?

Si l'on admet que les pays donateurs ne doivent pas être des États qui viennent se substituer à l'État haïtien, ou tout simplement le coiffer, il faudra, sur la base d'un sursaut de la société civile et des partis politiques (mais pas de manière irénique), proposer de mettre en place une représentativité nationale regroupant tous les secteurs et toutes les catégories sociales, en vue d'un partenariat avec la communauté internationale.

Le risque d'une mise sous tutelle de facto n'est pas à écarter avec un gouvernement haïtien falot, qui déjà ne disposait d'aucun plan de gouvernement, ni d'aucun programme.

Ce que représente Haïti dans l'histoire du droit et de la liberté ne doit pas disparaître ni subir une dilution: la révolution antiesclavagiste et anticoloniale qui donna naissance à l'État indépendant d'Haïti avait été en effet une secousse importante pour les grandes puissances, au point qu'il avait fallu mettre en quarantaine le nouvel État. Les États-Unis, par exemple, n'ont reconnu l'indépendance d'Haïti qu'en 1861.
2. En second lieu, il revient à l'Organisation des Nations unies (ONU) de prendre en charge l'aide à la reconstruction de l'État, sinon les pays donateurs fonctionneront hors de tout contrôle juridique; ils peuvent être ainsi entraînés dans des pratiques caritatives sans lendemain qui aboutiront à renforcer le même type d'État corrompu, dérégulé, indifférent au bien commun et à l'ensemble des citoyens.

3. En troisième lieu, il est indispensable de faire appel aux cadres et intellectuels de la diaspora haïtienne, qui peuvent être efficaces dans le projet de reconstruction de l'État en mettant à profit leurs expériences et leurs compétences.

La politique qu'il convient de promouvoir devra donner la priorité à l'éducation, négligée depuis deux cents ans, ainsi qu'à un système de justice qui reconnaisse enfin la citoyenneté effective de tous les Haïtiens sans exception, et à une nouvelle focalisation sur la question centrale de l'environnement, permettant de rendre le pays désormais habitable, sans oublier une véritable autonomie des collectivités territoriales.

A vrai dire, dans cette perspective, il s'agit non plus d'une simple reconstruction de l'État, mais de sa refondation sur des bases nouvelles, si l'on prend la mesure de l'inimaginable catastrophe qui a frappé le pays. Une tâche aussi gigantesque a besoin non seulement de l'aide internationale, mais aussi du concours de la société civile mondiale qui a su déjà manifester sa solidarité avec les souffrances du peuple haïtien et qui par conséquent laisse entrevoir un nouveau visage possible de la mondialisation.

L'on sait que la société haïtienne dispose de capacités de se relever face à l'État effondré, car on a assisté à de nombreux gestes de partage entre les survivants dans tous les quartiers ; bien plus, le pays dispose des ressources d'un riche imaginaire et d'une grande créativité culturelle.

Autant de signes d'un espoir qui ne doit pas être déçu et qui ne saurait se contenter de l'aide matérielle, aussi nécessaire soit-elle.

Laënnec Hurbon est directeur de recherche au CNRS, professeur à l'université Quisqueya (Port-au-Prince).

Max, February 8 2010, 6:08 PM

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